LE CHOIX D’ÊTRE PESCADORE AIACCINU

Derrière l’imagerie de carte postale des felouques et pointus amarrés dans les ports de pêche corses, il y a le déclin d’une profession artisanale en difficulté, souvent confrontée à des normes et dispositifs financiers peu en adéquation avec ses réalités.
Bateaux et pêcheurs vieillissent et rares sont ceux qui veulent prendre la relève.
À Ajaccio, Anthony Serreri est de ceux qui, malgré les aléas, ont voulu reprendre l’activité familiale.
Sur le quai du port Tino Rossi, à Ajaccio, difficile de passer à côté de l’emplacement de la Josiane III. Son bac à filets est le seul à être orné d’une fresque représentant coraux, poissons et autres espèces de la faune et de la flore marines, réalisée par des enfants voilà quelques années. Une idée de Michel Serreri, l’ancien patronpêcheur de la Josiane III qui, explique son fils Anthony, a toujours aimé transmettre, partager et mettre en avant le fait que les pêcheurs d’Ajaccio participent de plus d’une manière à la vie de la cité. Depuis, Michel, après près de cinquante ans d’exercice, a cessé l’activité de pêche professionnelle, sans pour autant renoncer à ce qui lui tenait à cœur. «La plupart du temps, vous le trouverez sur le port, en train de tresser des nasses, parce que c’est important de garder des savoir-faire ; il anime d’ailleurs un atelier de tressage, avec l’Office de tourisme, précise Anthony. Et il a créé une association, I Pescadori aiaccini, pour faire vivre le port de pêche et ses traditions.» L’association organise des événements festifs comme le bal des pêcheurs mais aussi des actions axées sur l’environnement tels que le nettoyage du port réalisé il y a près d’un an grâce à la mobilisation de bénévoles. Il y a peu, Anthony a repris le bateau de son père et fait partie des rares pêcheurs nouvellement installés. Une relève qui allait de soi. «La pêche, je suis né dedans et j’y ai baigné. Mon père était pêcheur, mon grand père l’était, son frère et les fils de celui-ci aussi»… Il ne cache pas que pourtant, lorsqu’il était beaucoup plus jeune et a commencé à accompagner son père à la pêche, il a un temps souffert du mal du mer, mais il est la preuve qu’on peut en guérir. Dans son cas, l’amour de la mer a été le remède radical. C’est donc assez logiquement qu’il est allé se former au lycée maritime de Bastia où il a obtenu son brevet de Capitaine 200, titre de navigation professionnelle qui permet de naviguer en tant que chef de bord sur des bateaux de taille moyenne, d’une longueur inférieure à 24 mètres, jusqu’à une distance limitée à 20 milles (environ 37 kilomètres) des côtes. Cependant, dans un premier temps, comme le font l’immense majorité des jeunes ayant obtenu ce brevet, il s’est orienté vers la marine marchande. «J’ai beaucoup travaillé dans les promenades en mer. Puis, lorsque mon père a décidé d’arrêter définitivement, j’ai choisi de reprendre son bateau, son matériel et de me mettre à mon compte. Ayant atteint les 40 ans, je n’avais pas droit à l’aide à la première installation, et l’âge du bateau n’allait pas non plus. Par contre, comme j’étais alors demandeur d’emploi, Pôle emploi m’a orienté vers le BGE* qui m’a aidé à faire un business plan. Au début, je m’étonnais d’avoir besoin d’un business plan : je ne voulais pas racheter Google, moi, je voulais juste reprendre un bateau de pêche et son matériel ! Mais ça m’a permis d’obtenir de Corse Active pour l’initiative un prêt à taux zéro.» Le voilà donc patron-pêcheur. Ce qui signifie souvent que l’équipage se réduit au capitaine, ce qui est son cas. «Aujourd’hui, on est souvent seul, parce qu’on ne peut plus se permettre d’embaucher un marin. Alors qu’à une époque, un seul bateau faisait vivre trois ou quatre familles.» Pratiquant une pêche côtière durable et responsable, (les pêcheurs des prud’homies de Corse se sont d’ailleurs engagés à préserver la ressource marine avant même qu’on ne parle de «pêche durable et responsable») Anthony ne compte que sur lui-même. Or, son travail ne consiste pas seulement à caler et relever des filets et à entretenir son outil de travail, ce qui déjà suffit à occuper une journée. Il y a d’autres obligations à remplir. « On doit par exemple remplir des fiches de pêche, noter toutes les prises, en fonction des différentes espèces, noter aussi les espèces remises à la mer, ou encore la zone de pêche et le matériel utilisé : nasses ou filets, en précisant quel type de filet. On nous demande beaucoup de choses et parfois, c’est assez difficile, d’autant qu’administrativement, les règles changent beaucoup. On n’en exige pas autant aux particuliers qui ont des gros bateaux de loisir et peuvent prendre ce qu’ils veulent, quand et comme ils veulent.» Il n’a fort heureusement pas à se préoccuper, en plus, de la commercialisation. «Une vendeuse du marché d’Ajaccio, Mme Sandolo, me prend toute ma pêche, aussi bien la soupe que ce qu’on appelle le beau poisson, comme le denti, le pagre ou le corb.» Tout récemment, Anthony a suivi avec attention les débats à l’Assemblée de Corse et tout particulièrement l’adoption unanime d’un plan de soutien et de développement de la pêche en Corse (voir ICN 7054). «Le lendemain, si on écoutait les commentaires de certains, on aurait pu croire que tous les pêcheurs avaient gagné le gros lot! C’est un petit pas. On parle d’un million d’euros sur cinq ans, donc 200000 euros par an et pour financer différentes actions. Mais cette discussion sur la pêche à l’Assemblée est quand même une avancée», estime-t-il en reconnaissant volontiers que certaines des mesures avancées vont dans le bon sens, comme l’aide aux pêcheurs des lagunes pour lutter contre l’invasion du crabe bleu ou les aides à l’investissement dans des équipements visant à améliorer la santé, la sécurité et les conditions de travail des pêcheurs. Le plan comprend aussi un volet axé sur la formation et la promotion du métier auprès des jeunes et prévoit la possibilité de mettre en place et financer des stages sur les bateaux de pêche professionnelle avant l’entrée au lycée maritime. Actuellement, pour devenir capitaine de pêche, il est nécessaire d’opter pour un module supplémentaire, le module pêche, avec 32 heures de cours. Auparavant, pour l’obtention du brevet Capitaine 200, on aura effectué six mois de navigation, mais pas forcément à bord d’un bateau de pêche. «Il faudrait peut-être organiser un apprentissage ou des formations en alternance pour mieux se préparer à la réalité du métier de pêcheur» estime Anthony qui a eu la chance de commencer à apprendre en famille. Cela dit, la question de la relève familiale et encore moins celle de la préparer ne se pose pas pour lui ; sa fille est encore bien trop petite pour envisager ou non de rejoindre une profession où les femmes ne représentaient en 2019 que 1,4 % des marins pêcheurs. «Et puis je crois que chaque enfant doit choisir sa voie. Pour moi, sans dénigrer d’autres métiers, je n’en voudrais pas d’autre que celui-là, c’est un métier de passion et je ne regretterai jamais de l’avoir choisi. C’est compliqué, surtout pour les jeunes, mais pas infaisable.» n Elisabeth MILELLIRI *le BGE est un réseau national d’associations d’appui à la création d’entreprise, fondé en 1979 sous le nom initial de «boutiques de gestion», qui accompagne les porteurs de projet et les entrepreneurs aux différents stades de leur création d’entreprise.
REPÈRES : Essentiellement artisanale, la pêche professionnelle en Corse est pratiquée sur tout le littoral de l’île, sur une bande côtière étendue de 1 043 kilomètres et comprise entre 0 et 12 milles nautiques ; à 80 %, elle s’exerce entre 0 et 3 milles pour des profondeurs variant de 0 à 600 mètres. La flottille insulaire est passée de 800 navires dans les années soixante, à 320 navires au début des années quatre-vingt et comptait 200 unités en 2012, un quart des navires ayant été renouvelés ou modernisés et la moyenne d’âge des bateaux étant d’environ trente ans. Actuellement, il n’y a plus que 156 licences sur tout le territoire, les entreprises sont artisanales, essentiellement constituées d’un seul salarié (deux au maximum) ou auto déclaré en artisan indépendant pour un effectif global d’environ 200 emplois directs, soit 156 patrons et une petite quarantaine de marins. La moyenne d’âge est de 50 ans.