Politique
PROFESSEUR PHILIPPE JUVIN

SOIGNER, TOUJOURS

Médecin anesthésiste-réanimateur, professeur de médecine, Philippe Juvin
dirige le service des urgences de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris.
Membre du parti Les Républicains, il est également maire de La Garenne-Colombes.
Comme nombre d’autres médecins, il se montre souvent sévère sur la gestion
par l’exécutif de la crise liée au Covid-19. Certains lui reprochent d’être de parti-pris.
Et si, en l’occurrence, le seul parti qui lui importait était celui de la santé ?

Vous avez des attaches familiales en Corse. Quel lien entretenez-vous avec votre village, Ucciani ?

Ma grand-mère maternelle, qui était d’Ucciani, avait épousé un Auvergnat, Louis Chabot, professeur de français et de latin-grec qui a longtemps enseigné à Ajaccio. Ma mère a sa maison à Ucciani, où je viens régulièrement depuis mon enfance, et j’y ai également la mienne. Je comptais d’ailleurs m’y rendre quelques jours après ces élections municipales. Et puis est arrivé ce que nous savons… J’ai hâte de pouvoir y revenir.

De par vos diverses expériences, la «médecine de guerre» vous est familière. Comment avez-vous accueilli le «nous sommes en guerre» d’Emmanuel Macron, à propos de cette épidémie ?

Ce sont les termes qu’il a choisis et je n’ai pas à les commenter. Cependant, j’observe que lorsqu’on fait la guerre, on fournit du matériel à ses troupes. Or j’ai rapidement été frappé par l’absence de matériel. Je ne peux donc qu’espérer que dans cette guerre, on ne va pas en être réduits à rejouer les événements de mai-juin 1940.

La réorganisation des urgences de l’hôpital Georges-Pompidou, que vous dirigez depuis 2012, s’est faite sur la base d’une approche pragmatique. En cette période particulière, le pragmatisme, n’est-ce pas une nécessité vitale ?

Oui. Et face à cette situation, avec seulement 5 000 lits de réanimation en France – lorsque l’Allemagne en a 28 000 – les hôpitaux ont d’ailleurs fait preuve de beaucoup de pragmatisme, en fabriquant notamment du matériel de protection et en organisant leurs services pour que les choses se passent du mieux possible.

«Guérir parfois, soulager souvent, accompagner/soigner toujours» Cette définition du rôle du soignant n’est-elle pas menacée par cette crise ? Êtes-vous inquiet ?

Elle a déjà été mise à mal. Il ne faut pas se le cacher, un certain nombre de personnes, notamment dans les Epahd, ont été abandonnées. Inquiet, non, parce que je ne suis pas un homme qui a des inquiétudes. Je suis un homme qui a des préoccupations et je fais en sorte d’apporter des réponses, des solutions à ces préoccupations.

Comme d’autres médecins, vous portez un regard sévère sur la gestion de cette crise. Certains y voient des propos d’opposant politique, de la récupération. Qu’êtes vous tenté de leur répondre ?

Je leur dirais de mieux m’écouter ! Je fais de l’information car je crois que les Français ont été mal informés par les pouvoir publics. Je pense même qu’on les a trompés, qu’on leur a raconté des carabistouilles. Je suis un «sachant» et je suis donc dans mon rôle en informant la population. Pour autant, bien qu’étant membre de l’opposition, je n’ai jamais hésité à féliciter ce gouvernement, le Premier ministre ou le ministre de la Santé pour certaines de leurs initiatives, quand j’estimais que c’était justifié, nécessaire. Or, «Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur». Je suis un médecin et un homme libre. Lorsqu’on ne dit pas les choses, on va à la catastrophe.

Qu’est-ce qui, justement, doit absolument être dit ?

Les choses sont simples : il faut porter un masque ! Lorsqu’on sort, il est indispensable de se couvrir la bouche et le nez, pour éviter de contaminer l’environnement avec nos miasmes et protéger les autres.

À titre de maire, vous avez commandé des masques pour vos administrés. Certains préfets mais aussi le vice-président de l’AFM sont peu favorables à une telle initiative individuelle.

J’ai en effet commandé des masques, j’ai commencé à en distribuer. Et je continuerai à le faire.

Selon les baromètres du Cevipof, la confiance des Français va avant tout et massivement aux maires. Est-ce bien le moment de mettre entre parenthèses, voire de confisquer, un certain nombre de leurs prérogatives ?

En fait, cela a commencé il y a un certain temps, déjà. Dès le début de son mandat, le Président de la République s’est montré défiant à l’égard des maires, sans doute, je pense, parce qu’il ne les connaissait pas. Pourtant, on l’a vu au moment de la crise des Gilets jaunes et on le voit à nouveau aujourd’hui, on est bien contents de pouvoir compter sur les maires. Ce sont les maires expérimentés qui rattrapent les bêtises des gens inexpérimentés.

La société corse, en matière de solidarités, de système D, s’est beaucoup mobilisée face à la crise sanitaire. Quel est votre regard sur cette réactivité, assez éloignée de la réputation «d’assistés» faite aux Corses ?

Je n’en suis pas surpris. Je connais les Corses, industrieux, intelligents. Ce qui est incroyable, en revanche, c’est que nous soyons obligés d’avoir recours au système D, et si ce constat vaut partout en France, je suis frappé de voir l’abandon de la Corse en matière de planification sanitaire, de carte hospitalière. L’insularité comme le relief ne sont pas assez pris en compte. Il y a un vrai travail à mener pour la santé en Corse.

Quel regard portez-vous sur le système de soins, et notamment le système hospitalier français actuel, particulièrement en cette période de crise sanitaire ?

L’administration centrale n’a pas su se préparer à la guerre et ne sait pas la mener. Il est ahurissant de voir que dans les hôpitaux, il y a autant d’administratifs que de médecins. Imagine-t-on une armée où il y aurait autant de membres de l’état-major que de soldats déployés sur le terrain ? Des chefs, des petits chefs ; des ordres, des contre-ordres… c’est la marque de fabrique de notre système de santé.

Alors que la Sardaigne est sur le point de lancer une enquête épidémiologique, la Collectivité de Corse demande une généralisation des tests et un calendrier de déconfinement adapté à la réalité de la situation corse. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

L’initiative sarde me paraît très intelligente. Je suis sceptique à propos du déconfinement en France car je ne suis pas sûr que nous soyons prêts. Il y a plusieurs conditions cumultatives qui ne me semblent pas être remplies. Outre le port du masque, il faudrait tester massivement toutes les personnes qui sont indispensables au bon fonctionnement du pays, je pense par exemple à ceux qui travaillent dans la production d’électricité, le traitement de l’eau, les services de secours, les employés de voirie… Dépister au plus vite les clusters qui vont naître du déconfinement, dépister également tous les endroits dont les occupants ne peuvent pas partir, soit pour des raisons de santé, soit parce qu’elles sont incarcérées… Ne pas le faire est une erreur stratégique. Et je comprends, bien sûr, les demandes formulées par la Collectivité de Corse s’agissant de tester et d’adapter les modalités de déconfinement.

Selon certaines sources, Emmanuel Macron réfléchirait à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Y seriez-vous favorable ?

Tout dépend pourquoi il est constitué. Si c’est pour ne rien pouvoir dire ou faire, si c’est pour être ministre de la Santé et devoir affirmer que porter un masque ne sert à rien, non.

On parle beaucoup d’un «monde d’après». Selon vous, que devrait-il être ?

Meilleur que celui d’avant. Je veux que le monde d’après soit un monde où on soigne mieux les gens et c’est ce que je m’emploierai à faire. Je suis persuadé que la santé va devenir un des éléments centraux de la vie de ce pays.

Propos recueillis par Elisabeth Milleliri